7
Samedi, terriblement tôt. Hartmann traversa le district d’Arabi en voiture, entre le canal du bayou Bienvenue et la route 39, qui longeait le Mississippi jusqu’à Saint Bernard, où elle devenait la route 46 et se dirigeait plein est vers Evangeline. Il quitta la route principale, ralentit, roula un moment vitre baissée et sentit la brise en provenance du lac Borgne au sud. C’était toujours La Nouvelle-Orléans, mais – comme tous les quartiers de la ville – Arabi possédait une saveur et un tempo particuliers. Un chapelet de bars à fruits de mer et de restaurants minables en ruine recroquevillés contre le rivage, là où les magasiniers et les dockers se déchiraient les mains à emballer des caisses et buvaient leurs rêves au goulot de bouteilles sans étiquettes tirées de sous le comptoir pour un demi-dollar pièce. Il y avait aussi des filles par ici, des filles qui marchaient avec leur taille et leurs hanches, pas avec leurs jambes, des filles qui se maquillaient trop et buvaient trop, des délurées qui vacillaient sur des talons précaires et ressemblaient de façon éhontée aux hommes à qui elles accordaient leurs faveurs pour vingt ou trente dollars.
Hartmann continua de rouler. Il pleuvait désormais. Il s’était échappé un petit moment du Marriott pendant que le monde dormait à poings fermés, conscient que la folie qui l’animait serait encore présente au lever du jour.
Il se retrouva à proximité de l’aéroport. Il descendit de voiture et se tint près de la clôture qui séparait les champs des pistes, mains dans les poches, col relevé pour se protéger des rafales de pluie cinglantes qui semblaient lui entailler la peau comme des lames de rasoir. Il regarda un bout de papier humide projeté par le vent en direction de la clôture. Le bout de papier s’accrocha désespérément au grillage pendant un moment puis, telle une pièce sur un échiquier, il se déporta de quelques centimètres sur la gauche – le pion prend le fou – et passa à travers l’interstice comme une fusée, tourbillonnant en direction du tarmac comme s’il était en retard à un rendez-vous qui était une question de vie ou de mort. Un bruit attira l’attention de Hartmann, qui se retourna et vit un avion s’élever de la piste comme une balle argentée. Les nuages l’avalèrent sans effort, et il ne resta plus qu’un mince filament dans son sillage pour rappeler qu’il avait été là.
Il essaya d’allumer une cigarette, mais pas moyen. Il tourna le dos à la piste, se mit à marcher en direction de l’aérogare internationale Moisant. A cet instant, il eut la sensation que la tourmente était derrière lui.
Il aurait pu s’enfuir.
Louer la voiture avait été facile. Un simple coup de fil à la réception. Un numéro de carte bancaire. Quarante-trois minutes plus tard, une voiture apparaissait devant l’entrée de l’hôtel. Il avait grimpé dedans, mis le contact, senti le moteur se mettre en marche lorsqu’il avait enclenché la première et commencé à rouler. Il aurait pu rouler indéfiniment. Prendre la 39 ou la 46 ou n’importe quelle autre route. Et Schaeffer et Woodroffe auraient mis deux ou trois bonnes heures à s’apercevoir de son départ. Ils l’auraient retrouvé. Bien sûr qu’ils l’auraient retrouvé. Le nombre d’endroits où il pouvait aller était limité. Ils l’auraient à coup sûr retrouvé. Aucun doute là-dessus.
Il s’éloigna de l’aérogare et regagna sa voiture. Il resta assis un moment avec le moteur qui tournait au ralenti, se demandant pourquoi déjà il avait décidé de rester. Peut-être pour la fille, Catherine Ducane. Mais sa femme et sa fille n’étaient-elles pas plus importantes que ne le serait jamais Catherine Ducane ? Bien sûr que si. Alors, pourquoi restait-il ? Par devoir ? Par obligation ? Parce que ces gens pouvaient lui faire perdre son boulot, son gagne-pain ? Mais n’était-ce pas ce qu’il avait attendu ? Qu’on ne lui laisse d’autre choix que de se jeter dans le vaste monde et de se trouver autre chose à faire ? Bien sûr que si.
Alors, pourquoi restait-il ?
Il ferma les yeux, se reposa contre l’appuie-tête et poussa un soupir. La vérité, c’était qu’il n’en savait rien.
Une heure plus tard, Ray Hartmann avait regagné sa chambre au Marriott. Il avait ôté ses vêtements mouillés, pris une douche, s’était rhabillé et, lorsqu’il appela le service en chambre pour qu’on lui monte du café, il était près de 6 heures du matin.
Bientôt ils arriveraient, apportant avec eux ce que le monde avait de pire à offrir.
Schaeffer et Woodroffe n’eurent même pas la décence de venir eux-mêmes. Ils envoyèrent un de leurs agents, un jeune type de 22 ou 23 ans qui avait l’air de sortir tout droit de l’école. Chemise blanche repassée, cravate minutieusement nouée, chaussures dans lesquelles Hartmann pouvait voir son reflet. Il avait l’impudence du naïf suffisant, les yeux brillants du gamin qui n’avait encore rien vu. Mais qu’il se tienne au-dessus du corps amoché et sanguinolent d’un gamin de 8 ans, qu’il traverse un fast-food après une fusillade, qu’il sente la puanteur émanant d’un noyé, qu’il entende les gaz qui s’échappaient d’un estomac gonflé pendant que le légiste le tailladait comme une pastèque trop mûre... Qu’il fasse un peu de chemin dans les pompes de Ray Hartmann, et sa hardiesse s’émousserait, ses yeux brillants se terniraient pour laisser place à un sombre cynisme.
« Monsieur Hartmann, ils sont prêts », annonça le gamin. Hartmann acquiesça et se leva du lit sur lequel il était assis. Il suivit le gamin jusque devant l’hôtel, où une berline d’un gris sombre attendait tel un animal bien dressé.
« Vous voulez que je conduise ? suggéra Hartmann, à vrai dire juste histoire de voir une lueur d’anxiété et d’incertitude traverser les yeux du gamin.
— Je suis ici pour vous conduire, monsieur Hartmann », répliqua celui-ci.
Hartmann sourit, secoua la tête, et dit :
« Ray... vous pouvez m’appeler Ray. »
Le gamin sourit à son tour, sembla se détendre un peu.
« Moi, c’est Sheldon. Sheldon Ross.
— Eh bien, Sheldon, tirons-nous d’ici et allons trouver le méchant, hein ? »
Hartmann grimpa du côté passager.
« Ceinture », dit Sheldon en prenant place derrière le volant.
Hartmann ne discuta pas. Il attrapa la ceinture derrière son épaule et la boucla. Il était certain que le gamin ne dépasserait pas les soixante à l’heure ; la loi était la loi et, aux yeux de Sheldon Ross, la loi était tout. Pour le moment.
Schaeffer et Woodroffe étaient présents à l’appel lorsque Hartmann arriva. Ils étaient assis dans un bureau qui donnait sur le coin le plus éloigné de la salle principale. L’agent Ross accompagna Hartmann, puis il l’abandonna à la porte et sembla disparaître sans un bruit. Schaeffer leva les yeux, sourit du mieux qu’il put et fit signe à Hartmann d’entrer.
« Donc, nous attendons, commença Schaeffer. Nous attendons que votre interlocuteur décide de se montrer, semble-t-il. »
Hartmann tira une chaise placée contre le mur et s’assit.
« Juste une idée, dit-il, mais je pense que ça ne ferait pas de mal si je discutais avec les gens qui se sont occupés de cette affaire depuis le début. Pour avoir un nouveau point de vue peut-être. »
Woodroffe secoua la tête.
« Je ne vois pas à quoi ça servirait », répliqua-t-il avec le ton défensif de l’agent qui craignait qu’on n’empiète sur ses plates-bandes.
Il n’avait aucune envie que Hartmann découvre quelque chose qui aurait pu leur échapper.
Hartmann haussa les épaules d’un air nonchalant.
« J’avais juste pensé que ce serait mieux que de rester ici à ne rien faire », ajouta-t-il.
Il tourna la tête et regarda distraitement par la petite fenêtre sur sa droite, adoptant l’attitude de celui qui s’en foutait éperdument. La pluie avait cessé un peu plus tôt, mais il y avait de gros cumulonimbus noirs dans le ciel. Il n’aurait su dire s’ils s’approchaient ou s’éloignaient.
Schaeffer se pencha en avant et posa les avant-bras sur la table.
« Je n’y vois pas d’objection. Y a-t-il quelqu’un en particulier à qui vous souhaiteriez parler ? »
Hartmann haussa une nouvelle fois les épaules.
« Je ne sais pas, peut-être au légiste, comment s’appelait-il ?
— Emerson, répondit Woodroffe. Jim Emerson, le légiste adjoint.
— Exact, exact, fit Hartmann. Et puis il y a le coroner et aussi le type de la criminelle.
— Cipliano, Michael Cipliano, et l’inspecteur était John Verlaine.
— Oui, ces trois-là. J’ai pensé que je pourrais au moins parcourir leurs rapports avec eux, histoire de voir s’ils se souviennent d’autre chose. »
Schaeffer se leva et marcha jusqu’à la porte ouverte. « Agent Ross ! » appela-t-il.
Sheldon Ross traversa la pièce au pas de course et s’arrêta juste devant la porte.
« Trouvez-moi l’assistant légiste Jim Emerson, le coroner Michael Cipliano et John Verlaine de la criminelle. Utilisez toutes les ressources nécessaires et faites-les venir ici.
— A vos ordres », répondit Ross qui pivota sur ses talons et repartit aussi vite qu’il était arrivé.
Schaeffer revint s’asseoir face à Hartmann.
« Alors... avez-vous la moindre idée de qui pourrait être l’homme qui a appelé ?
— Rien ne me vient à l’esprit, non, répondit Hartmann en secouant la tête. Sa voix ne me dit rien, et rien dans ses propos ne me laisse penser que je le connais.
— Mais lui vous connaît, lança Woodroffe.
— Et vous aussi, répliqua Hartmann. Il a l’air d’en savoir sacrement plus sur nous que nous sur lui. »
Un silence gêné s’installa pendant un moment.
Hartmann comprenait ce que ses paroles sous-entendaient : qu’il y avait des fuites dans leur service. Une telle chose était peu probable, très peu probable à dire vrai, mais si ces connards voulaient utiliser la manière forte, il leur rendrait la monnaie de leur pièce.
« Le nom des agents de la plupart des branches des forces de l’ordre est accessible au public », déclara froidement Woodroffe.
Une fois de plus, il semblait sur la défensive. C’était là un homme qui avait peut-être enfreint le protocole trop souvent ou qui s’était pris un savon d’un supérieur. Un homme qui allait devoir être prudent tout le restant de sa vie.
« Certes, répondit Hartmann, mais il a dû exiger ma présence pour une raison précise.
— Aucun doute là-dessus, convint Schaeffer, et s’il vient, ou devrais-je dire, lorsqu’il viendra, peut-être nous la donnera-t-il. »
Hartmann leva les yeux. Ross se tenait dans l’entrebâillement de la porte.
« Ils seront ici dans une demi-heure, tous les trois », annonça-t-il à Schaeffer et Woodroffe.
Schaeffer acquiesça.
« Bon boulot, Ross. »
Ce dernier se contenta de hocher la tête sans sourire et il quitta une fois de plus la pièce. Hartmann le regarda s’éloigner et éprouva une certaine sympathie, voire de l’empathie, à l’égard du gamin. Un jour, Sheldon Ross se réveillerait et s’apercevrait qu’il était comme eux tous, et Hartmann s’incluait dans ce « eux ». Un jour, il se réveillerait et il découvrirait qu’il aurait beau se frotter les yeux et s’asperger le visage d’eau froide, le monde lui apparaîtrait comme à travers un film gris. Les couleurs seraient plus ternes, moins lumineuses ; chaque son le mettrait sur le qui-vive ; rencontrer des gens deviendrait un jeu de devinettes quant à leurs motifs et leurs intentions, et il devrait se demander s’il était prêt à risquer sa vie, le bien-être de sa famille, en faisant leur connaissance ; toutes ces ombres, ces aspects obscurs, s’insinuaient insidieusement en vous, et puis il était trop tard, ils faisaient autant partie de vous que le son de votre voix, la couleur de vos yeux, que vos secrets les plus sombres.
Il ferma les yeux un moment.
« Fatigué, monsieur Hartmann ? » demanda Woodroffe.
Hartmann rouvrit les yeux et le regarda.
« De la vie ? Oui, je le suis, agent Woodroffe. Pas vous ? »
Emerson et Cipliano allèrent droit au but, comme le faisait la vaste majorité des employés des services criminalistique et scientifique. C’étaient des chercheurs, des médecins, des légistes avec trois diplômes de Harvard et un appétit insatiable pour les faits. Les preuves physiques étaient irréfutables. L’état du corps, le motif sur le dos, les marques de couteau et de papier adhésif, les brûlures de corde et les coups de marteau. Toutes ces choses avaient été étudiées aussi minutieusement que possible, et les documents avaient été tapés, copiés, classés et numérotés.
Verlaine, en revanche, c’était une autre histoire, et Hartmann reconnaissait en l’inspecteur un peu de lui-même.
« Asseyez-vous, inspecteur », commença Hartmann.
Verlaine ôta son manteau et le posa sur le dossier de la chaise avant d’y prendre lui-même place.
« Il y a du café ici ? demanda Verlaine. On peut fumer ?
— Je peux vous avoir du café, répondit Hartmann, et oui, vous pouvez fumer. »
Il ramassa le cendrier qui se trouvait sous sa propre chaise et le posa sur la table devant Verlaine. Puis il sortit et revint quelques instants plus tard avec une tasse de café. Woodroffe avait été suffisamment coopératif pour se procurer une cafetière et du café à peu près décent.
« Intrigant, hein ? déclara Verlaine.
— En effet.
— Alors, quelle est votre position là-dedans ? »
Toujours à jouer l’inspecteur, pensa Hartmann. Ce type interroge probablement tous les parents aux réunions parents-élèves de ses propres gamins.
« Ma position ?
— Oui, fit Verlaine avec un sourire. Vous n’êtes pas agent fédéral, n’est-ce pas ?
— Non, je ne suis pas agent fédéral.
— Alors, quelle est votre position dans ce cirque ? » Hartmann sourit. Il appréciait l’honnêteté cynique de Verlaine.
Il aurait pu travailler avec un type comme ça à New York.
« Ma position, inspecteur, c’est que je suis officiellement employé au sein d’une juridiction fédérale. Je travaille pour le directeur adjoint de la sous-commission judiciaire du Sénat sur le crime organisé.
— Vous devez avoir un sacré bureau, observa Verlaine avec un sourire.
— Comment ça ? demanda Hartmann en fronçant les sourcils.
— Eh bien, avec un tel intitulé, il doit falloir une sacrée porte pour y mettre le panneau. »
Hartmann lâcha un éclat de rire. Cet homme cachait quelque chose. L’humour était toujours la dernière ligne de défense. Il alluma une cigarette et laissa le silence s’installer.
« Donc, vous êtes allé là-bas ? demanda-t-il enfin.
— Où ? À Gravier ? Bien sûr que j’y suis allé.
— Et à la fourrière aussi. Vous avez vu la voiture, n’est-ce pas ?
— Superbe voiture, vraiment superbe. Jamais vu une voiture pareille, et je n’en reverrai sans doute jamais. »
Hartmann acquiesça. Il observait les yeux de Verlaine. La question suivante était importante. Les yeux étaient la clé. Les gens regardaient toujours sur la droite quand ils se souvenaient de quelque chose et sur la gauche quand ils inventaient ou mentaient.
« Donc, vous avez tout mis dans votre rapport, ou du moins vous avez relayé tout ce que vous saviez aux fédéraux... De qui s’agissait-il ? Luckman et Gabillard ?
Verlaine sourit.
« Bien sûr », répondit-il et il regarda sur la gauche.
Au tour de Hartmann de sourire.
« Alors, qu’est-ce qu’il y avait d’autre ?
— D’autre ? demanda Verlaine avec un air sincèrement surpris.
— Autre chose. Vous savez, le petit truc qu’on dissimule toujours aux fédéraux, juste histoire d’avoir un avantage au cas où l’affaire atterrirait de nouveau sur notre bureau ? Vous êtes un vieux de la vieille, inspecteur. Vous savez exactement de quoi je parle.
— Ça n’a rien donné, répondit Verlaine avec un haussement d’épaules.
— Vous voulez bien me laisser en juger par moi-même ?
— C’était juste un message.
— Un message ?
— Quelqu’un a appelé le commissariat et m’a laissé un message. »
Hartmann se pencha en avant.
« Quelqu’un a appelé et m’a laissé un message qui tenait en un seul mot », ajouta Verlaine.
Hartmann arqua les sourcils d’un air interrogateur. « Toujours, déclara Verlaine d’un ton neutre.
— Toujours ?
— Exact. Toujours. C’était le message. Juste cet unique mot.
— Et ça signifiait quelque chose pour vous ? »
Verlaine s’adossa à sa chaise. Il tira une nouvelle cigarette du paquet sur la table et l’alluma.
« La rumeur prétend que vous êtes originaire de La Nouvelle-Orléans.
— Les choses circulent vite.
— Même si La Nouvelle-Orléans a l’air d’une grande ville, elle n’est pas assez grande pour y perdre un secret.
— Donc ?
— Donc, vous êtes de La Nouvelle-Orléans, et tous les gens d’ici ont croisé un jour le chemin des Feraud.
— Toujours Feraud, déclara Hartmann.
— En personne. Papa Toujours. J’ai pensé que c’était ce que le message voulait dire.
— Vous avez suivi la piste ?
— Vous voulez dire, est-ce que je suis allé le voir ? Bien sûr que oui.
— Et qu’est-ce qu’il avait à dire ?
— Il a affirmé que j’avais un problème, un sérieux problème. Il a dit qu’il ne pouvait rien faire pour moi.
— Autre chose ? demanda Hartmann.
— Un peu. Il a dit que l’homme que je cherchais n’était pas d’ici, mais qu’il avait jadis été l’un des nôtres, mais plus maintenant, plus depuis de nombreuses années. Il a dit qu’il venait de l’extérieur et qu’il apporterait avec lui une chose suffisamment grande pour nous avaler tous. Ce sont ses paroles exactes, quelque chose qui nous avalerait tous. »
Hartmann ne répondit rien. La tension dans la pièce était palpable.
« Et puis il m’a conseillé de m’éloigner de tout ça. Il a dit que si je croyais en Dieu, alors je ferais bien de prier pour que ce meurtre ait atteint son objectif. » Verlaine secoua la tête et soupira.
« Toujours Feraud a dit que je ferais mieux de ne pas mettre mon nez là-dedans.
— Et vous n’avez pas rapporté ça à Luckman ou à Gabillard ?
— À quoi ça aurait bien pu servir ? »
Hartmann secoua la tête d’un air résigné. Il savait exactement ce qui se serait passé. Luckman et Gabillard auraient fait une descente dans le domaine de Feraud et, s’ils étaient parvenus à franchir les obstacles et à voir Feraud en personne, ils n’auraient alors rien appris de plus. Rien au monde n’aurait pu pousser Feraud à collaborer avec le FBI.
« Il vous a dit de vous éloigner, répéta Hartmann.
— Oui. C’est ce qu’il a dit. Il m’a conseillé de ne pas mettre mon nez dans cette histoire, de ne plus jamais remettre les pieds chez lui et de ne plus rien lui demander à ce sujet. Il a affirmé ne rien avoir affaire avec tout ça et ne pas vouloir être impliqué.
— Et il n’a rien dit sur Catherine Ducane ? Il n’a pas évoqué l’enlèvement ?
— Il n’a rien dit, non, mais ça ne signifie pas qu’il ne sache rien, pas vrai ? Il connaît la musique. Il se contente de répondre aux questions. Il ne dit rien tant qu’on ne le lui demande pas.
— Et vous en êtes resté là ?
— Pour sûr. On n’abuse pas de l’hospitalité de Feraud, vous le savez bien.
— Alors, qu’est-ce que vous en dites ? demanda Hartmann.
— Entre nous ?
— Oui, entre nous.
— J’en dis que la personne qui a laissé le message tient la fille, d’accord ?
— Oui, Catherine Ducane.
— Et à l’heure qu’il est, elle est soit cachée quelque part, soit morte. »
Hartmann acquiesça en signe d’assentiment.
« Je pense que ça doit être une affaire personnelle entre le ravisseur et Charles Ducane. On ne devient pas un homme comme lui sans croiser sur sa route des gens dangereux. Si ce n’était pas une affaire personnelle, il y aurait eu une demande de rançon ou peut-être un coup de fil pour nous dire où trouver le corps.
— Savez-vous quoi que ce soit de spécifique sur Ducane ? demanda Hartmann.
— Pas plus que tous les gens qui vivent à La Nouvelle-Orléans et qui entendent les rumeurs. »
Hartmann réfléchit un moment. Lui aussi avait entendu dire des choses sur Ducane, mais il voulait entendre le point de vue de quelqu’un d’autre.
« Comme ?
— Les licences pour les maisons de jeu, les pots-de-vin, les caisses noires de campagne, toutes les saloperies qui vont avec la fonction. On ne devient pas gouverneur sans graisser quelques pattes ni faire taire quelques langues, vous savez ? Je ne me suis jamais penché sur son cas, je n’en ai jamais éprouvé le besoin, ni le désir à vrai dire, mais il a de toute évidence salement fait chier quelqu’un à un moment et, maintenant, il paye les pots cassés.
— De toute évidence, convint Hartmann.
— Bon, vous attendez autre chose de moi ? demanda Verlaine.
— Je ne crois pas.
— Et tout ça ne sortira pas d’ici, d’accord ?
— Qu’est-ce que ça changerait pour vous ? » demanda Hartmann avec un haussement d’épaules.
Verlaine sourit avec ironie.
« J’ai de la famille ici à La Nouvelle-Orléans, et de l’autre côté j’ai les fédés et allez savoir qui d’autre au cul. Si vous m’entraînez plus avant dans cette affaire, vous mettez en danger soit ma réputation professionnelle, soit ma vie. Vous savez comment c’est, monsieur Hartmann.
— Oui, je le sais, et non, ça ne sortira pas d’ici... »
Un bruit à l’extérieur. Un brouhaha soudain de voix. Hartmann se leva alors même que quelqu’un frappait sèchement à la porte et l’ouvrait.
Stanley Schaeffer apparut, le visage rougi, les yeux écarquillés. « Quelqu’un pour vous ! annonça-t-il d’un ton impérieux.
— Quelqu’un pour moi ? demanda Hartmann en fronçant les sourcils.
— Le type du téléphone, nous pensons que c’est le type du téléphone. »
Verlaine observa Hartmann. Son visage était grave. Hartmann se leva et suivit presque au pas de course Schaeffer.